Que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en plaigne, le télétravail s’est installé dans les entreprises !
Sa généralisation en mars 2020 a été brutale. Les organisations se sont bien adaptées, mais la rapidité de la transformation n’a pas laissé le temps nécessaire pour accompagner l’évolution du rapport au travail des collaborateurs.
Or les transformations sont loin d’être achevées. En effet, la généralisation du télétravail a provoqué une mutation du rapport au travail et au collectif. Même si le télétravail n’est que de deux jours par semaine — la tendance que nous pouvons observer dans la majorité des entreprises — la question mérite d’être posée, car par construction et quel que soit le nombre de jours,
le télétravail privilégie les besoins extrinsèques des collaborateurs au détriment des besoins intrinsèques.
Aujourd’hui, il ne s’agit pas tant de développer la satisfaction ou de préserver l’engagement des collaborateurs que de repenser le travail lui-même. Chaque entreprise doit trouver sa propre voie. Le plus important est donc de débattre et d’agir au sein des entreprises. Débattre pour favoriser l’évolution des mentalités et des représentations. Agir pour que l’organisation achève sa mutation et retrouve un équilibre.
Ce travail d’achèvement « de la conduite du changement » peut être organisé autour de trois dimensions du travail et de trois champs d’action. C’est le plan que propose PRAGMA pour ses enquêtes télétravail.
1. Repenser le travail autour de ses trois dimensions[1]
Le télétravail n’est pas nouveau. Nous avons à notre disposition des études universitaires[2] d’avant la pandémie qui en ont cartographié les conséquences. Ce qui est nouveau, c’est sa généralisation dans un laps de temps très court. Cet « effet de masse » amplifie ses effets et peut provoquer de nouveaux phénomènes.
Pour avoir raison d’être optimiste sur toutes ces transformations, il est nécessaire d’être lucide sur les risques. Toutes les dimensions du travail sont impactées positivement et négativement :
1.1. La réalisation de soi
Le télétravail se développe avec une grande force parce que chacun y gagne en qualité de vie : moins de trajets, plus de temps chez soi et pour soi. Il est légitime d’y aspirer, mais ce n’est pas sans risque, notamment psychosociaux.
En effet, chacun porte seul la responsabilité de s’organiser et de se discipliner alors que la séparation entre travail et vie privée est devenue plus floue. La principale présence est celle de l’écran dont il est difficile de se détacher pour faire des pauses. L’organisation personnelle est donc privilégiée. Le soutien des collègues est moins naturel.
Le manque de pause dans l’exposition aux écrans est également en cause.
Surtout, les interactions avec les autres sont moins fréquentes ou plus précisément sur des modalités moins humaines. Certains sont davantage en réunion, car
sans communication non verbale et sans communication informelle, le moindre sujet demande plus de temps. Dans tous les cas, la personne se sent davantage seule. Peut alors de se développer un sentiment « d’invisibilité ». Pour qui suis-je vraiment important ? Or, nous avons tous besoin d’être importants pour quelqu’un pour nous sentir vivants.
La distance rend moins évidente la reconnaissance.
1.2. L’efficacité du travail
Le télétravail semble favoriser la concentration et la productivité de tâches simples. Chez soi, le travail est piloté par la recherche de productivité personnelle. De fait, toutes les enquêtes montrent que le collaborateur a le sentiment d’être plus performant.
Mais cette productivité a aussi une contrepartie : plus de monotonie et moins de coopération. Or, lorsque le travail n’est pas vécu comme un moment riche, sa présence au domicile peut être pesante. Observons qu’aujourd’hui une bonne moitié des collaborateurs perçoivent une augmentation de sa charge de travail (cf.
le rapport de l’institut Montaigne sur le travail de février 2023).
Peut-être est-ce parce que
dans le même temps, se développe une « contre-productivité » collective. Ainsi, l’augmentation du nombre de mails pour régler des points qui se réglaient entre quelques secondes entre deux portes n’est-il pas le signe d’une certaine improductivité collective ?
Surtout, l’isolement ne favorise pas le développement des compétences qui ont besoin de relations pour grandir. L’entraide et l’échange spontanés, présents sur un plateau de travail, facilitent la transmission, l’entretien et l’élaboration des compétences collectives et individuelles. Entretenir une grande qualité relationnelle est moins évident.
Dernier point et non des moindres :
la créativité. Pour les mêmes raisons que le développement des compétences ou la reconnaissance, plusieurs entreprises constatent une baisse de la capacité à innover et à résoudre les problèmes collectivement.
1.3. La construction du collectif
Aujourd’hui, chacun a pu vérifier que les relations sont beaucoup plus riches en présentiel. Les visioconférences font gagner du temps et facilitent le travail avec des personnes très éloignées, mais elles ne reproduisent absolument pas la qualité d’échanges d’une réunion en salle.
Avec le télétravail, les temps informels « autour de la machine à café » ou » entre deux portes » diminuent. Le sens du collectif perd de sa force et les conditions de « l'intelligence collective » et de la « créativité » sont altérées.
Pour le sociologue d’Hartmut Rosa[3], toute personne a besoin de « résonance », c’est-à-dire de réalités avec lesquelles elle se sent en harmonie : son équipe et ses clients avec lesquels il vit de belles relations ; sa contribution pour laquelle la personne se sent reconnue, son travail qu’elle peut comparer avec celui d’autres collègues, une entreprise dont elle est fière… Le télétravail introduit de la distance avec chacun de ces éléments, introduisant un sentiment de perte de lien. Nous retrouvons le sentiment d’invisibilité.
Le manque de contact avec les membres de l’entreprise provoque une déconnexion avec les valeurs et une dissolution de l’identité.
Le télétravail renforce l’identité individuelle au détriment du collectif. On ne travaille plus « chez » mais « pour » une entreprise
2. Faire évoluer le modèle managérial autour de trois axes d’action
Le risque du télétravail est que chacun prenne de la distance avec son travail tout en se battant avec énergie pour conserver les espaces d’harmonie qui le font bien vivre hors de son travail.
La tentation serait de considérer chacun de ses collaborateurs comme des travailleurs indépendants et de gérer la relation au moyen d’objectifs et de contrats. Cette ubérisation du monde du travail ne nous semble ni souhaitable ni féconde. Un effort est nécessaire pour développer une communauté humaine faite d’interactions, d’échanges, de soutien.
Schéma pour la conception du questionnaire
L’enjeu est de développer la maturité de l’organisation : collaborateur, manager, équipes… autour de trois principaux champs d’action :
2.1. Renforcer le management de proximité pour nourrir les liens
La mission du manager est de développer l’autonomie, la confiance et le sentiment de légitimité des collaborateurs. Que chacun se « sente être la bonne personne au bon endroit ». C’est autant une question de santé mentale que d’efficacité.
Cela implique de changer de mode de contrôle en ne s’intéressant pas qu’aux résultats, mais aussi et davantage à son travail, comment s’y prend-elle ? Comment progresse-t-elle ? Avec, une attention toute particulière au risque d’isolement et de burn-out qui lui est lié. En jouant sur les mots, il s’agit davantage de « veiller sur » que de « surveiller ».
2.2. Être attentif aux temps présentiels pour créer de l’unité
Nous redécouvrons aujourd’hui qu’une communauté se construit dans une unité de temps, de lieu et d’action. Il s’agit de créer ou de recréer du lien grâce à des moments collectifs qui peuvent être des moments de convivialité, voire de team buildings, mais surtout des moments de travail. Rien ne remplace la difficulté surmontée ensemble et les dialogues autour du travail, de ses enjeux, des objectifs. Il devient clé de parler du travail bien fait comme point de construction de la communauté.
Notons que les lieux sont également importants. Chaque équipe, chaque communauté a besoin de s’identifier à un lieu qui « est le sien ».
2.3. Communiquer sur la vie de l’entreprise pour donner le sens.
Ce qui ne signifie pas tant d’informer sur ce que fait l’entreprise et sur sa trajectoire que de provoquer des échanges sur la mission de l’entreprise, ses engagements, ses réussites…
En conclusion, nous espérons que vous aurez perçu que la systématisation du télétravail, même à faible dose, est l’opportunité de repenser le travail lui-même. Et que ne pas le faire serait prendre un risque.
Dans le fond, l’un des équilibres à trouver est dans l’alternance de temps à distance concentrés sur la productivité et des temps en présence consacrés à la créativité, la progression individuelle et collective et l’unité. Ces derniers devant être de grande qualité, ce sont eux qui doivent être travaillés en priorité.
[1] Ces trois dimensions s’inspirent des travaux de Pierre-Yves Gomez. Il s’agit des dimensions subjective, objective et collective.
[2] Nous pensons en particulier aux travaux de Laurent Taskin de l’UCL
[3] Cf. son livre Résonance, éditions de la découverte
Rédigé par
Nicolas MASSON, Associé PRAGMA.
Mis à jour le 24 Octobre 2023